Saint-Pétersbourg, Russie : un travailleur nettoie le monument de l'obélisque de la ville des héros de Leningrad sur la place Vosstaniya lors des préparatifs des célébrations de la victoire dans la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale) en Russie qui sera marquée au milieu des menaces de Covid-19, 28 avril 2020
Saint-Pétersbourg, Russie : un travailleur nettoie le monument de l'obélisque de la ville des héros de Leningrad sur la place Vosstaniya lors des préparatifs des célébrations de la victoire dans la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale) en Russie qui sera marquée au milieu des menaces de Covid-19, 28 avril 2020 (Sergei Mikhailichenko / SOPA Images via ZUMA Wire)
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Page de journal d’une femme russe, de l’Urss à la guerre en Ukraine
di Ksenia Gladkova
Tempo di lettura 5 min lettura
13 novembre 2022 Aggiornato alle 22:00

Février 2022

Je suis née en Russie dans les années 70. Voici les souvenirs que m’évoque la guerre d’aujourd’hui.

1982: Je suis à l’école lorsque Brezhnev décède. Je reste pendant plusieurs heures, comme tous les èlèves, à regarder ses funérailles à la tèlé, dans un grand auditorium décoré de noir.

1989: Premier voyage en Occident. Je suis à Berlin Est, je parcours les 200m du couloir, carrelé de jaune clair, du Checkpoint Charlie pour déboucher sur Mars, en l’espace de quelques minutes…. Le Mur tombera quelques mois plus tard.

1991: la chute de l’Urss. Le putsch de Moscou. Les colonnes de chars dans les rues. Le Lac des Cygnes passe en boucle sur toutes les chaînes de tèlé. Le GKChP se fâche après la «perte de contrôle» sur les anciennes républiques soviétiques.

1991, quelques jours plus tard. Je suis dans les rues de Moscou pour célébrer la nouvelle démocratie et photographier le drapeau tricolore de la Russie qui flotte pour la première fois au-dessus du Kremlin.

1993: Impeachment de Eltsine. Le siège du gouvernement russe de l’époque s’appelle aussi la Maison Blanche. Je la vois à moitié noire après les combats.

1995: Je pars travailler en Europe de l’Ouest.

Le choc culturel passé, je me sens bien, complétement intégrée et respectée pour ce que je représente, mes origines, ma culture, mon histoire. Pendant presque 30 ans.

Je n’ai jamais eu honte d’être russe. Jamais. Jusqu’au 24 février 2022.

Août 2022

Ma maman décède et je dois organiser un voyage à Moscou pour la voir pour la dernière fois. Une douleur jusque-là inimaginable. Le voyage depuis Paris prend 30 heures.

En temps de paix, il dure 3 heures d’avion depuis une capitale européenne. Mais ce n’est plus le même pays et les liaisons aériennes s’arrêtent à Helsinki. S’en suivent 6 heures de voiture pour passer la frontière terrestre et arriver à St Pétersbourg, puis, prendre le train pour Moscou. On est pris en stop par des frontaliers qui ont l’habitude du trajet. Je me retrouve en voiture avec 3 russes rencontrés pour la première fois. L’ambiance est pesante et on ne parle pas beaucoup, par prudence. La guerre polarise la société, tant d’amitiés de toute une vie ont èté détruites, tant de mariages ont èclaté à cause des positions prises pour ou contre le pouvoir en place.

Arrivée à St Pétersbourg. Nous passons par le centre-ville : les colonnes Rostrales, la Cathédrale de Kazan, la Forteresse de Pierre et Paul. J’ai toujours adoré cette ville et la vue de ces monuments me remplissait habituellement de joie. Aujourd’hui, j’ai du mal. Je les place, involontairement, parmi les symboles de la tragédie.

On est dimanche et les rues sont pleines: on se balade en famille, on mange des glaces, des bateaux circulent sur la Neva. J’ai envie de sortir de la voiture, attraper des passants et leur demander s’ils savent ce qui se passe à Bucha ou Marioupol.

C’est irrationnel et stupide et je m’en rends compte quand j’allume la tèlé le soir. Pendant une demi-heure, je regarde un talk-show propagandiste, les yeux ècarquillés et la mâchoire décrochée. La tèlé des Mille Collines.

Je n’ai pas le droit de juger mes compatriotes, pris en ètau par la propagande et les violentes repressions. Depuis des décennies, je vis sur une autre planète, où le fait d’appeler une guerre pas son nom n’est pas synonyme de 5 à 10 années d’emprisonnement.

Non, je ne crois pas qu’ «on a le leader qu’on mérite». Mais il faut un courage hors-norme pour en «mériter» un autre et je suis mal placée pour porter un jugement.

Je quitte la Russie comme je suis venue, avec des compagnons de voyage mis sur mon chemin par le hasard, mais très sympathiques et atterrés par ce qui se passe. On parle des Beatles et de Fellini. Mon voisin de siège est un beau chat gris.

Je sais que ce souvenir restera indélébile: deuil, tristesse, ciel de plomb au-dessus des paysages de la Russie, si familiers et désormais hostiles. Mais aussi la solidarité devant l’horreur, l’occasion de pouvoir en parler dans sa langue maternelle et, surtout, d’être comprise.

Mon prénom, choisi par ma maman, peut signifier “ètrangère” en grec. J’ai souvent ironisé sur l’aspect prophétique de ce choix, sans deviner que cette ironie allait un jour atteindre son comble. Si on est ètranger dans le pays qui n’est pas le sien, comment se définir si on se sent ètranger où que l’on soit?

Le jour de l’enterrement de ma maman, au retour du cimetière, avec mon frère, on passe par les lieux de notre enfance: la datcha dont il ne reste qu’un arbre, l’immeuble où je suis née. Les souvenirs, jadis emprunts de nostalgie jusqu’aux larmes, aujourd’hui, sont “grisés”. Je ne savais pas que les souvenirs pouvaient être volés.

Pour reconstruire mon identité secouée, j’ai besoin de nouveaux souvenirs. Même ville, Moscou. Un autre pays.

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